2

La porte à l’avant de la maison était verrouillée. Comme sa mère avait aménagé le garage en studio photographique, il estima qu’elle avait dû s’y isoler au milieu de ses pellicules et de ses produits. Il ouvrit la porte avec sa clé et entra.

« Maman ? » appela-t-il.

Pas de réponse.

Il se dirigea vers l’arrière de la maison. Il lui avait apporté ses pâtisseries préférées, des kolaches à la pêche achetées en route dans une boulangerie de Lagrange, et voulait les déposer dans la cuisine avant de se rendre au studio.

Evan pénétra dans la cuisine et vit sa mère gisant morte sur le sol.

Il se figea, ouvrit la bouche mais ne cria pas. Le battement de son sang dans sa gorge, dans ses tempes, semblait recouvrir tout le reste. Il lâcha le sachet de kolaches, qui alla s’écraser par terre, puis son sac en toile.

Il fit deux pas vers elle en titubant. Elle avait la gorge boursouflée et mutilée, la langue distendue. Dans la pièce flottait la puanteur caractéristique de la mort. Il aperçut le reflet argenté d’un fil de fer enroulé autour de son cou.

Près d’elle se trouvait une chaise vide sur laquelle elle était peut-être assise avant de mourir.

Evan émit un gémissement sourd et guttural, puis il s’agenouilla et écarta une touffe de cheveux grisonnants du visage de sa mère. Ses yeux étaient grands ouverts et enflés, aveugles.

« Oh, mon Dieu, maman. »

Il lui posa les doigts sur les lèvres : pas un souffle. Sa peau était encore chaude.

« Maman, maman ! » cria-t-il, fou de douleur et horrifié.

Evan se releva. Il fut pris de vertige et vacilla sur ses jambes. La police. Il devait appeler la police. Il contourna le corps d’un pas chancelant et s’approcha du comptoir sur lequel se trouvait encore un petit déjeuner : une tasse de café au bord taché de rouge à lèvres, une assiette mouchetée de gouttes de gelée de prunes et de miettes de muffin. Il tendit une main tremblante vers le téléphone.

Un objet métallique s’abattit sur l’arrière de son crâne. Il tomba à genoux, ses dents s’enfoncèrent dans sa langue et le goût âcre du sang lui emplit la bouche. Le monde plongea dans l’obscurité.

Il sentit un pistolet contre l’arrière de sa tête ; le cercle parfait du canon froid dans ses cheveux. Une corde de Nylon passée autour de sa tête puis serrée d’un coup autour de sa gorge. Il essaya de se dégager mais le pistolet s’abattit avec force sur sa tempe.

« Bouge pas, prononça une voix. Ou tu es mort. »

C’était une voix d’homme jeune, amusée, cruelle, vaguement chantante. Ou-tu-es-mort.

Des mains s’emparèrent de son sac à l’autre bout de la cuisine, le tirèrent hors de son champ de vision. Un cambriolage.

« Prenez-le, murmura Evan. Prenez-le et allez-vous-en. »

Il entendit le bruissement du sac tandis qu’on fouillait dedans : son ordinateur et sa caméra qu’on sortait. Le carillon signalant l’allumage de son portable retentit, plus fort que sa propre respiration hachée. Puis de longues secondes de silence, des doigts pianotant sur le clavier.

« Qu’est-ce que vous voulez ? » s’entendit-il demander.

Pas de réponse.

« Ma mère, vous avez tué ma mère…

— Silence. »

Il était penché en avant sous la menace du pistolet, son visage touchant presque la mâchoire figée de sa mère. Evan aurait voulu se retourner, voir le visage de l’homme, mais c’était impossible. La corde se resserra, s’enfonçant sauvagement dans sa gorge.

« Je l’ai », lança une autre voix. Masculine, plus âgée que la première. Un baryton froid et arrogant. Puis le murmure de doigts sur un clavier. « Tout a disparu. »

Evan entendit une bulle de chewing-gum éclater près de son oreille.

« Je peux maintenant ?

— Oui, répondit l’autre. C’est vraiment dommage. »

L’acier percuta le crâne d’Evan. Des cercles noirs explosèrent devant ses yeux, voilant le regard fixe et vide de sa mère morte.

Evan reprit conscience. À l’agonie.

*

La corde lui brûlait la gorge, l’empêchant de respirer, ses pieds dansaient dans le vide. À travers le sac-poubelle en plastique qui lui recouvrait la tête, le monde était d’un gris laiteux, indistinct. Il tenta de glisser les doigts sous la corde, lâcha un cri étouffé.

« Tu croyais que respirer était inné, pas vrai, rayon de soleil ? »

La voix du plus jeune des deux, froide et moqueuse.

Evan donna des coups de pied dans le vide. Le comptoir ou la chaise étaient forcément là pour accueillir son poids, pour le sauver. Il écarta les jambes de toute la force qui lui restait à défaut de pouvoir faire autre chose.

« Donne deux coups de pied si ça fait vraiment mal, reprit la voix la plus jeune. Je suis curieux. »

Une détonation retentit alors. Bris de verre. Coups de feu. Une seconde de silence. Puis l’homme le plus jeune hurla : « Bordel ! »

La corde se mit à balancer. Evan tenta de glisser les doigts sous le nœud qui l’étranglait, le tuait. Puis une nouvelle rafale assourdissante retentit, il tomba, heurta le sol, et une pluie de plâtre et d’éclats de bois s’abattit sur lui. La corde sectionnée par le coup de feu lui retomba en travers du visage.

Il essaya de respirer. Rien. Rien. Il avait oublié comment faire, ne se souvenait plus du truc. Puis sa poitrine s’emplit d’air frais. Il s’abreuva d’oxygène, de vie. Sa gorge le faisait souffrir, comme si elle avait été écorchée à l’intérieur.

Evan entendit une nouvelle rafale de coups de feu, le bruit d’une masse s’écrasant dans les arbustes devant la fenêtre.

Puis un silence affreux.

Il arracha le sac en plastique qui lui recouvrait le visage. Il cligna des yeux, cracha du sang et de la bile. Une main lui toucha l’épaule, des doigts le poussèrent doucement.

« Evan ? »

Il leva les yeux. Un homme le regardait. Pâle, chauve, grand. À peu près l’âge de son père, un peu plus de cinquante ans.

« Ils sont partis, Evan, poursuivit le chauve. Décampons.

— Ap-Appelez… » Chaque syllabe le brûlait comme du feu. « Appelez… la police. Ma… mère. Il…

— Faut que tu viennes avec moi, dit le chauve. Pas question de rester ici. C’est après toi qu’ils en ont, maintenant. »

Evan secoua la tête.

Le chauve se baissa et ôta la section de corde qui était restée autour du cou d’Evan, puis il l’aida à se relever et l’écarta du corps de sa mère.

« Je suis un ami de ta mère, expliqua le chauve, qui avait à la main une carabine automatique effrayante. Je vais te tirer de là. »

Evan ne l’avait jamais vu.

« Ma mère. La police. Appelez la police. Il y avait un homme… ou deux…

— Ils sont partis. On va appeler la police, dit le chauve. Mais pas d’ici. »

Il poussa sèchement Evan dans le dos pour le faire avancer vers la porte.

« Qui êtes-vous ? » demanda Evan, tentant de ne pas céder à la panique.

Un homme qu’il ne connaissait pas, armé d’un fusil balèze, qui ne voulait pas appeler la police. Pas question de le suivre.

« On parlera plus tard. Pas le temps de traîner. J’ai besoin de ta… »

Mais il n’eut pas le temps de finir car Evan, fou d’angoisse et de douleur, lui décocha sans réfléchir et avec une technique approximative un crochet du gauche en pleine mâchoire. Le chauve trébucha en arrière et Evan s’enfuit par la porte de devant qu’il avait laissée déverrouillée.

« Evan, Bordel ! Amène-toi ! » hurla le chauve.

Evan s’engouffra dans la moiteur printanière. Seul le battement de ses baskets sur l’asphalte troublait la quiétude du quartier paisible aux rues bordées de chênes. Il jeta un coup d’œil derrière lui, vit le chauve sortir de la maison en trombe, son fusil d’assaut dans une main, le sac jaune d’Evan dans l’autre, puis sauter dans une vieille Ford bleue garée dans la rue.

Evan coupa à travers les jardins coquets, s’attendant à ce qu’une balle lui pulvérise la colonne vertébrale ou le dos. Il aperçut une porte de garage ouverte et se dirigea vers la maison attenante. Mon Dieu, je vous en prie, faites qu’il y ait quelqu’un. Il sauta sur le perron, appuya de toutes ses forces sur la sonnette, cogna à la porte en implorant les occupants d’appeler la police.

La Ford bleue passa à toute vitesse devant lui.

Un vieil homme coiffé en brosse ouvrit la porte, son téléphone sans fil déjà en main.

Tout en hurlant au voisin d’appeler la police, Evan traversa de nouveau la pelouse pour noter l’immatriculation de la Ford.

Mais la voiture avait disparu.

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